CRITIQUE D’ART CONTEMPORAIN

CRITIQUE D’ART CONTEMPORAIN
CRITIQUE D’ART CONTEMPORAIN

Il se peut que, grâce à l’intercession des professionnels de la critique, le nombre des amateurs d’art s’accroisse au fil des ans. On ne saurait s’en assurer à la seule lecture des critiques eux-mêmes lorsqu’ils parlent de leur profession: à les en croire, nul métier n’est plus téméraire. Car ils voient chaque année s’accroître la prolifération des écoles et des tendances, et, comme on ne parle bien que de ce qui a subi l’épreuve du temps, leur discours, s’il se veut actuel, ne peut qu’être de moins en moins sûr. En outre, ils s’accusent – et s’entre-accusent – de parler trop. Plus l’art est abstrait, constatait naguère Michel Seuphor, et plus il paraît devoir défier le langage, plus on se fait fort de l’expliquer. À quoi André Fermigier ajoutait que les peintres ont peut-être tort de taxer les critiques de paresse, de légèreté, de partialité, d’incompétence et de corruption, mais non de les accuser de galimatias. Or l’incontinence verbale masque souvent l’impudeur intellectuelle.

Sans aller jusque-là, on acquiescera volontiers à l’hypothèse que formulait, en 1992, Anne Cauquelin dans l’introduction de son petit livre L’Art contemporain : la réalité de l’art de notre temps nous échappe dans la mesure où nous sommes «encombrés par certaines idées reçues que nous supposons universelles et durables», en l’occurrence par une doxa qui nous convainc abusivement de tout jauger à l’aune de l’art de la «modernité». «Trop proche, il joue le rôle du “nouveau”, et nous avons tendance à vouloir y faire entrer à toutes forces les manifestations actuelles.» Le même constat a été repris en écho par Catherine Millet dans la conclusion du petit livre qu’elle a également intitulé L’Art contemporain , et qu’elle a publié en 1997: «Moralisateurs, les modernes ont dénoncé le fait que l’œuvre d’art traditionnelle était un mensonge. Il est vrai que la tradition qui leur avait été enseignée était dénaturée par une peinture académique, représentant un monde qui n’existait plus et défendant hypocritement des valeurs obsolètes. À leur suite, les avant-gardes ont voulu dire la vérité, la vérité du tableau que l’on a désarticulé au point de le réduire à ses constituants matériels, la vérité du contexte dans lequel naît et s’inscrit une œuvre d’art, au point de déporter l’attention vers le musée ou vers le regardeur. [...] J’ai suggéré que l’art contemporain était une réalisation de la modernité. Plus exactement, il réalise le programme de la modernité. Et bien souvent, lorsqu’il s’échoue dans le réel, c’est parce qu’il a pris ce programme au mot. [...] C’est la lettre qui est la glu par laquelle l’art adhère au réel, au risque de s’y perdre. Si bien que les œuvres les plus libres, les plus riches en potentialités, pourraient bien être celles qui, tout en relevant les défis de la modernité, en trahissent les leçons.»

Critique et modernité

Il fallut attendre la Renaissance pour que la peinture, art «manuel» ou «mécanique» comme la sculpture, fût promue, du fait qu’elle exigeait la maîtrise de la géométrie, au rang d’art «libéral», à l’égal de l’arithmétique, de l’astronomie ou de la musique; et c’est au XVIe siècle que la poésie s’émancipa jusqu’à se trouver habilitée, en tant qu’«art poétique», à dicter ses règles à la peinture. Dès lors qu’à l’adage d’Horace ut pictura poesis , qui invitait le poète à s’inspirer du peintre, on substituait l’ut poesis pictura , qui prescrivait au peintre d’avoir à modeler ses représentations sur les images poétiques, l’accès de la peinture à l’honorabilité de la théorie devenait possible. Il suffisait en effet que fussent mises en scène des actions exemplaires pour que triomphât, sur le simple artisanat pictural, la mimesis historique empruntée à la poésie. En 1648, un groupe d’artistes conduit par Charles Le Brun fait sécession à l’égard de la guilde des peintres, et rassemble, sous le nom d’Académie, les partisans de la peinture d’histoire. Rejoignant l’Académie, l’homo significana n’œuvrera qu’à partir d’un texte préalable; demeurer homo faber , ce sera s’en tenir à la maîtrise, c’est-à-dire à la guilde, et donc se consacrer à la pratique. Quinze ans plus tard, en 1663, Louis XIV reconnaît l’Académie et fait de Le Brun le premier peintre du roi.

À la fin du XVIIe siècle l’Académie étendit ses compétences aux canons de la perfection formelle et à la doctrine de l’expression: la Méthode pour apprendre à dessiner les passions , de Le Brun, paraît en 1698. Il ne s’agit pas seulement de dresser l’inventaire des règles et d’en établir l’ordonnance systématique; l’Académie en édicte l’application universelle. Ainsi commence à se faire jour la revendication d’un statut professionnel pour la critique d’art. Et c’est au milieu du XVIIIe siècle, avec le développement des Salons, que s’institutionnalise celle-ci et que prennent leur essor les «revues de critique», avec le succès que l’on sait. L’art pictural s’entourera désormais, en aval comme en amont, de tout un appareil langagier propre à s’ériger en genre littéraire à part entière.

En 1863, soit exactement deux siècles après que Louis XIV eut reconnu (et pérennisé de ce fait) l’Académie, une suggestion de Napoléon III permit l’ouverture du premier Salon des refusés, destiné à accueillir ceux des peintres que l’institution officielle du Salon de Paris avait rejetés. Dépendant directement de l’Institut de France, donc de l’Académie, le Salon de Paris n’admettait que des œuvres strictement inféodées aux canons classiques du réalisme et du naturalisme, et dont les sujets appartenaient à une gamme soigneusement codée de possibilités (le symbolisme, l’histoire, le portrait, etc.). Parmi les refusés figuraient Whistler, Pissarro et Manet, dont les toiles dépeignaient des éléments de la vie moderne et bravaient les interdits en vigueur au Salon; comme on le devine, un tel accrochage ne pouvait qu’accélérer le déclin – déjà perceptible – d’une institution académique incapable de répondre aux exigences d’un marché alors en pleine expansion, et en 1882, à peine vingt ans plus tard, l’État se désengagea de l’administration du Salon au profit de la Société des artistes. Dans l’intervalle, des sociétés privées avaient vu le jour, et les galeries avaient proliféré; les artistes s’étaient multipliés et organisés en mouvements tantôt structurés et tantôt évanescents, au gré des humeurs et des affinités, mais aussi des intérêts tant individuels que collectifs. Au cœur de cette agitation, et bénéficiant d’une audience considérable auprès des marchands, des artistes et du public, un micromilieu de «décideurs» apparemment investis des pleins pouvoirs: les critiques.

On se gardera toutefois d’imaginer, au vu d’une promotion sociale aussi retentissante, une quelconque mutation brusque au niveau des options esthétiques, et même à celui des comportements individuels ou collectifs. Certes, les artistes refusés se firent accepter, et la mise sur les rails d’un système commercial euphorisant autorisait en principe un vigoureux coup d’accélérateur dans le domaine de la production et du négoce des œuvres. Cependant, les critères en honneur à l’Académie tenaient bon. Au moins dans un premier temps, il ne pouvait être question d’en bouleverser l’économie. Le mot d’ordre de la «modernité», fraîchement homologué bien que modernus soit d’origine médiévale, n’était-il pas au demeurant assez ambigu? Quand Baudelaire rédige Le Peintre de la vie moderne (1859), il détaille avec complaisance les figures de la «mode» auxquelles lui paraît renvoyer la modernité; c’est bien l’éphémère et le transitoire qu’il s’agit pour lui de cerner, et l’exigence de la nouveauté qu’il entend souligner concerne au premier chef l’art tel qu’il se fait autour de lui. Mais s’en tenir là reviendrait à ne rendre compte que d’une moitié de la notion; ce serait privilégier le corps en faisant l’impasse sur l’âme. En réalité, le fond sur lequel s’enlève la mode ou le «modal», c’est «l’autre moitié de l’art, l’éternel et l’immuable»: si urgent que soit le besoin d’inconnu, il ne saurait faire oublier l’autre aspect, la stase ou la halte, la base ou la basse dont l’éphémère n’est que l’harmonique. En ce sens, l’Académie peut bien disparaître: l’éternel demeure, et la modernité se doit d’en prolonger l’ostinato .

L’avant-gardisme de la critique

Vers les années 1890, le marché concurrentiel une fois installé et dûment ouvert à la spéculation, on s’avise de l’irréversibilité du changement intervenu dans le statut de la critique, et on commence à en tirer plus énergiquement des conséquences. La rupture avec l’académisme s’est effectuée progressivement, et les innovations ont pris corps au fil des stratégies de regroupement entre artistes ou avec les marchands: le rôle des critiques devient dès lors déterminant. Vers 1890, ils ont intégralement investi le champ de l’art. Servant tour à tour les artistes, les galeristes et le public, ils encouragent les échanges, dynamisent la diffusion, sculptent l’opinion. Leur outil – la plume – s’est extraordinairement diversifié: ils écrivent dans les quotidiens et les revues «généralistes», mais si l’on comptait douze périodiques spécialisés dès 1850, il en existe vingt en 1860; catalogues et monographies se mettent à pulluler. La politique, naturellement, n’est pas absente; mais c’est dans l’approfondissement des techniques propres à la picturalité que chacun trouve à forger son autorité personnelle. Comme le dit Anne Cauquelin, le critique «se transforme en maître d’atelier, il juge d’un raccourci, d’un modelé, d’un effet d’éclairage. Il entre plus avant dans le détail de l’œuvre. Ainsi devient-il, aux yeux du public non initié, un véritable professionnel qui sait de quoi il parle. Le jeune écrivain conquiert ainsi ses positions, sa notoriété: les enjeux économiques et le renouvellement des esthétiques lui permettent de se singulariser».

Aux «évaluations normatives concernant format, sujets, adéquations des figures au thème», qui fournissaient à la critique académique le plus clair des attendus sur lesquels elle légiférait pour distribuer blâmes et récompenses, commandes et distinctions, le critique des années 1880 n’hésite plus à substituer des analyses précises, centrées sur les valeurs picturales concrètes, objectives, «scientifiquement» cernées, sur lesquelles la modernité met désormais l’accent. Que le tableau soit dorénavant «hors sujet», en somme, est pour l’observateur un bon point: à l’universalisme abstrait d’une tradition exsangue, comment ne pas préférer l’originalité d’un style? Le culte du sui generis emprunte son substrat théorique à la définition proposée par Taine dans sa Philosophie de l’art (1881) de l’esthétique comme «botanique appliquée»: c’est le «modèle œnologique», dont Thierry Lenain s’est fait l’exégète et qui consiste à approcher l’œuvre «comme un cru dont le bouquet traduit en perceptions olfactives et gustatives la nature du sol, le climat de la région, la variété du cépage et l’année de la récolte [...]. Et de même que l’œnologue n’a besoin que d’une petite gorgée pour restituer tout le pedigree d’un cru, de même l’expert en peinture est capable de situer, presque en un clin d’œil, l’œuvre qu’on lui soumet dans le temps et dans l’espace. Naturellement, tant pour le critique que pour l’œnologue, clarifier ses perceptions pour en élaborer une topographie pertinente suppose à la fois une éducation très poussée de la faculté perceptive concernée, l’acquisition d’une grande quantité de connaissances et un langage précis dans lequel l’expert va pouvoir formuler ses expériences et ses jugements».

L’adoption d’une méthodologie positiviste offre à l’analyse stylistique une manière de garde-fou, puisqu’elle autorise un inventaire précis des singularités en train de surgir. Au critère académique de l’unité du divers, garant d’une taxinomie à finalité hiérarchique du type «distribution de prix», le critique d’obédience tainienne oppose une quête des unicités inimitables ancrées dans l’origine, droit issues du terroir. C’est l’idiosyncrasie de l’artiste qui est en jeu; et elle se suffit à elle-même. Bien entendu, on pourra toujours préférer tel cru à tel autre, telle individualité formelle, tel lieu... Mais l’authenticité prime sur l’abstraction de l’universalité: nous habitons un «multivers». Reconnaître l’œuvre originale ne se fait pas pour autant au petit bonheur; la déontologie de la critique d’avant-garde se prémunit avec soin contre tout dérapage subjectif en élaborant un discours rigoureux destiné à exorciser la menace du faux. Thierry Lenain l’a énoncé avec force: «L’ouvrage de Paul Eudel – Le Truquage. Altérations, fraudes et contrefaçons dévoilées –, publié pour la première fois en 1884, marque la naissance d’un genre bientôt appelé à connaître une croissance exemplaire. Or ce genre nouveau se caractérise avant tout par une véritable inversion de tonalité . Les écrits de l’âge classique témoignaient, pour leur part, d’une attitude foncièrement positive à l’égard de la contrefaçon, célébrant les prouesses des maîtres de l’illusion qui réussissaient à abuser les connaisseurs, et laissant le scandale aux béotiens. Désormais, le faux sera plutôt approché comme un fléau à combattre, digne de toutes les inquiétudes.»

Mais pourquoi s’acharner ainsi à l’encontre au faux? Ce ne peut être assurément par simple volonté de contredire le classicisme: en 1884, la victoire de la modernité sur l’Académie est définitivement acquise, et la publication en 1885 de l’ouvrage capital que Théodore Duret intitule Critique d’avant-garde en représente l’éclatante confirmation. L’animosité que manifeste Paul Eudel jaillit d’une source plus profonde, ou, si l’on préfère, elle a valeur stratégique plutôt que tactique. Ce qu’elle met en jeu n’est rien moins que l’équilibre même auquel prétend l’analyse stylistique constitutive de l’esthétique de la critique avant-gardiste. Sur ce point, l’exposé de Thierry Lenain est particulièrement éclairant. Convenons avec lui d’appeler biunivoque le lien «unicitaire» entre l’œuvre et son origine: «Tout artiste, chaque époque a son style et n’en a qu’un, chaque style ne reflète qu’une et une seule origine.» Un tel principe se révèle fort précieux en histoire de l’art, puisqu’il fonde sur la base de l’«analyse interne» la datation, l’attribution et l’interprétation des œuvres. Mais il a plus profondément vocation métaphysique: il se prononce sur l’essence de l’œuvre d’art, dans laquelle il invite à discerner «un artefact voué à manifester pour le sens esthétique le processus et les conditions concrètes de sa propre apparition». Contrairement, donc, à ce que prescrivaient les esthétiques du Beau ou de l’Idée, à savoir l’identification avec une réalité transcendante, la valeur «advient cette fois “par le bas”, par les racines tangibles de l’opération créatrice, et demeure par conséquent strictement liée aux instances originaires immanentes (forces historiques, individus munis de leurs croyances, etc.) et au processus de création dont l’œuvre est le fruit. Précisons encore que ce modèle immanentiste repose lui-même sur une métaphysique de la trace, et donc du contact : les processus culturels se matérialisent de manière continue, laissant partout et toujours les vestiges visibles de leur développement actuel dans les produits qu’ils engendrent. En vertu d’une sorte de tautologie fondatrice, l’œuvre d’art constitue l’ensemble des traces de sa propre émergence, sans le miracle de quelque “action à distance” et sans qu’aucun espace interstitiel ne sépare jamais le fruit des racines – sans, donc, que rien ne conditionne la validité principielle de cette “botanique appliquée” qu’était devenue l’esthétique pour Taine». Un tel cadre théorique, observe Thierry Lenain, se révèle tout à fait compatible avec une recherche scientifique sérieuse: le progrès de l’investigation historique va de pair avec l’autonomie croissante d’une production artistique soumise de plus en plus nettement au seul critère de l’originalité. Le critique avant-gardiste joue dès lors sur le velours: sa compétence technique est désormais en mesure de s’affirmer à tout propos.

La question du simulacre

Une chose lui échappe cependant: l’existence éventuelle d’un simulacre stylistique parfait.

À première vue, rien de semblable ne se profile à l’horizon. Dans un monde voué à l’apparition d’artefacts rigoureusement uniques, et bouclés sur leurs tautologies respectives, comme «du faux» pourrait-il se manifester sans tôt ou tard se trahir? «Toute imitation d’un style étranger, explique Thierry Lenain, implique ipso facto l’accent caractéristique de l’imitateur, lequel transparaît en filigrane des simulacres stylistiques les plus soigneusement élaborés. La métaphysique de la trace érige l’authenticité expressive au statut de principe inconditionné de l’esthétique. Autrement dit, le faux parfait est censé n’exister jamais

Or, par malheur, de tels faux existent. Sans préjudice de toutes les expertises inabouties (Lenain mentionne l’énigme du Kouros du Getty Museum, laissée sans solution en 1992 à l’issue d’un congrès international statuant sur huit années de recherches), on a catalogué au XXe siècle une multitude de faux que le hasard seul, ou bien des critères strictement externes, avaient permis d’identifier. Il a bien fallu reconnaître l’évidence: l’analyse stylistique interne ne vaut que relativement. Et ce qui, à la fin du XIXe siècle, semblait conférer à la modernité son dynamisme et la critique avant-gardiste sa légitimité, à savoir l’autosuffisance de l’œuvre, s’est irrémédiablement lézardé. Il était normal que l’on se refusât, en 1884, à thématiser le faux: on eût risqué, à l’entreprendre, de provoquer «une série de crises conceptuelles en cascade, qui entraîneraient brutalement aux confins du champ d’intelligibilité de la discipline: au lieu de former un horizon lointain, les limites opératoires de la critique surgiraient, comme un mur soudain sorti du sol. [...] Mais de nos jours, poursuit Lenain, l’attitude dénégatrice n’est plus de mise. D’une part, les faits ont parlé; d’autre part, l’équation du simulacre et de la terreur a fait long feu. L’esthétique analytique des pays anglo-saxons, et le nietzschéisme d’un Deleuze ou d’un Baudrillard, en accréditant l’espoir d’une émancipation “hors du carcan de la métaphysique identitaire”, ont préparé l’opinion à accueillir favorablement la pratique de certains artistes visant à élever le faux au rang de “l’un des Beaux-Arts”, et donc à rejeter l’“esthétique de la véridicité inconditionnée”».

Force est donc de se rallier au diagnostic de Thierry Lenain: aujourd’hui, «le phénomène du faux a fait tourner le modèle œnologique au vinaigre [et] l’enjeu fondamental de cette déconfiture [est bien] l’effondrement du postulat d’un privilège inconditionné de l’analyse interne». Certes, la méthodologie de l’histoire de l’art n’interdisait nullement le recours à l’analyse externe ou contextuelle, et de nos jours le défi lancé à l’analyse interne n’implique nullement sa disqualification au niveau de la pratique. Mais tout est dans le dosage: la subordination de l’externe à l’interne a cessé de constituer un dogme, et l’œuvre ne peut plus passer pour le «foyer absolument privilégié de ses interprétations». Du même coup, «la critique doit accepter la suspension de ses fondements». Elle affronte un «vide théorique» dans lequel il ne lui reste plus qu’à «sauter sans garanties». La réorganisation du «sol épistémologique des sciences de l’art».

Que l’argumentation débouche en fin de compte sur un projet méthodologique précis confirme l’importance de la problématique du simulacre. La réflexion de Lenain, loin d’être atypique ou isolée, recroise entre autres celle d’un penseur comme Emmanuel Lévinas, dont l’esthétique était articulée dès le départ sur une catégorie voisine, celle de l’«ombre». En présentant, dans un éditorial en principe anonyme, le propos d’un article d’Emmanuel Lévinas que publiait, sous le titre de «La Réalité et son ombre», le numéro 38 (novembre 1948) des Temps modernes , Maurice Merleau-Ponty usait d’une formule éloquente: «La conscience artiste doit être sauvée d’elle-même.» Et il en résumait ainsi le développement: «Emmanuel Lévinas remet à une critique philosophique le soin de récupérer l’art pour la vérité, de renouer des liens entre la pensée “dégagée” et l’autre, entre le jeu de l’art et le sérieux de la vie.» Le texte de Lévinas stipule effectivement qu’il faut commencer par critiquer la critique ordinaire, celle qui croit possible d’entrer «dans le jeu de l’artiste avec tout le sérieux de la science», parce qu’elle ne se justifie que si l’artiste se tient à l’écart du langage et de la connaissance. Critiquer, c’est «dire de l’œuvre autre chose que cette œuvre». Mais on n’est habilité à le faire que si l’art se situe hors monde et hors vérité. La légitimation de la critique exige que la preuve soit fournie de l’appartenance de l’art à une zone d’ombre absolument distincte du royaume des idées platoniciennes, auxquelles on renvoie habituellement les critères de perfection et d’achèvement propres à conférer à l’œuvre sa noblesse et sa dignité. Au contraire, l’art est tenu de fuir la lumière et d’assumer un «dégagement en deçà » qui est «commerce avec l’obscur [et] tombée de la nuit». En un sens, Lévinas demeure fidèle à Platon, qui condamnait l’art afin de sauvegarder la transparence de l’idée, en préservant celle-ci de toute contamination par le devenir et les apparences: l’art se définissait par le règne des images et de l’illusion. Mais, en un sens plus subtil, Lévinas brouille les cartes; et c’est ici qu’il introduit le simulacre (ou son équivalent, le «reflet»). «L’idée d’ombre ou de reflet, [...] d’une doublure essentielle de la réalité par son image, d’une ambiguïté “en deçà”, s’étend à la lumière elle-même, à la pensée, à la vie intérieure. La réalité tout entière porte sur sa face sa propre allégorie en dehors de sa révélation et de sa vérité. L’art, en utilisant l’image, ne reflète pas seulement, mais accomplit cette allégorie. En lui, l’allégorie s’introduit dans le monde comme par la connaissance s’accomplit la vérité. Deux possibilités contemporaines de l’être. À côté de la simultanéité de l’idée et de l’âme, c’est-à-dire de l’être et de son dévoilement, qu’enseigne le Phédon , il y simultanéité de l’être et de son reflet. L’absolu, à la fois, se révèle à la raison et se prête à une espèce d’érosion, extérieure à toute causalité. La non-vérité n’est pas un résidu obscur de l’être, mais son caractère sensible même, par lequel il y a dans le monde ressemblance et image. [...] C’est en qualité d’imitation que la participation engendre les ombres et tranche sur la participation des Idées les unes aux autres, qui se révèle à l’intelligence.»

De l’inauthenticité à l’altérité

Dans la page que nous venons de citer, Lévinas se tient au plus près de Platon. Avec une différence capitale: tandis que le modèle platonicien supporte toutes les imitations sans en être affecté, le réel, selon Lévinas, ne peut rester identique à lui-même quand une image s’échappe de lui et qu’elle le défigure. Car Lévinas prend soin de le préciser: «La désincarnation de la réalité par l’image n’équivaut pas à une simple diminution de degré. Elle ressort d’une dimension ontologique qui ne s’étend pas entre nous et une réalité à saisir; mais là où le commerce avec la réalité est un rythme.» Tout, dans le monde, «peut nous toucher musicalement, devenir image. C’est pourquoi l’art classique attaché à l’objet, tous ces tableaux, toutes ces statues représentant quelque chose , tous ces poèmes qui reconnaissant la syntaxe et la ponctuation ne se conforment pas moins à l’essence véritable de l’art que les œuvres modernes qui se prétendent musique pure, peinture pure, poésie pure, sous prétexte de chasser les objets du monde des sons, des couleurs, des mots où elles nous introduisent [...]. L’objet représenté, par le simple fait de devenir image, se convertit en non-objet.»

La critique d’art avant-gardiste, partie prenante dans le remue-ménage de la société de consommation, voit dès lors ses analyses stylistiques se relativiser. Vieira da Silva ou Fautrier sont-ils ou non figuratifs? Les bunkers à demi enterrés dans les plages de l’Atlantique par l’organisation Todt sont-ils assimilables à des cromlechs? Un panneau du peintre québécois Louis Comtois peut-il être qualifié de «postmoderne»? De telles interrogations s’inscrivent (avec toutes leurs réponses) dans une vision encore «objectivante», encore «œnologique» ou «botanique», bref encore et toujours identitaire, c’est-à-dire à la fois vouée au «modal» et à l’«éternitaire» (rappelons-nous Baudelaire...), de la modernité. D’où, par rapport à ce que la modernité conquérante et avide de progrès imposait, de génération en génération et d’avant-garde en avant-garde – à savoir une séquence perpétuellement interrompue de ruptures – un archivage systématique des traces, que Catherine Millet a fort bien décrit dans son Art contemporain et qui finit par soumettre le moindre vestige à l’impérialisme de la mémoire. De même, un sociologue aussi lucide qu’Abraham A. Moles a su diagnostiquer le changement intervenu dans l’exercice même de la critique professionnelle du fait de la confiscation, par les critiques, de la «fonction théorisante». Jadis, on ne demandait au critique que de juger; aujourd’hui, son rôle consiste bien plutôt à se mettre à l’écoute des résonances collectives de l’œuvre et à amplifier leur écho au niveau de la masse. Si bien que l’on décèle, par-delà le traditionnel décalage entre l’artiste et le critique (celui-ci est un intellectuel, et il parle; l’artiste se tait, mais il crée), une complémentarité remarquable entre agir et parler, qui fait que le critique, loin de jouer à l’artiste raté, s’estime seul capable d’expliciter le commerce qui relie le créateur à son public, et d’ajuster l’offre à la demande plutôt que l’inverse. Or cet ajustement s’effectue par le langage. Les «idées» finissent par compter autant, sinon plus, que les œuvres. N’arrive-t-il pas que les concepts se déguisent en œuvres, à moins que ce ne soit l’inverse? «L’artiste, énonce Moles, ne lutte plus avec la matière, mais avec l’idée, ou avec l’administration. Il ne fait plus d’œuvres, il fait des idées pour faire des œuvres.» Alors, on se rapproche de la «mort de l’art», puisque la «chose» qu’était l’œuvre s’évapore, et qu’il n’en subsiste plus que l’argument. En un autre sens, le sociologue est tenté d’applaudir à l’évolution qui conduit le critique, d’«expert» qu’il était ou affectait d’être, à devenir un «pur» théoricien, en passant par trois stades: le classement raisonné des œuvres, la reconnaissance d’une forme d’art (avec son corollaire: le baptême d’une «école» ou d’un mouvement) et la formulation d’un canon esthétique. Comme le dit encore Moles, par «une sorte de didactique de l’art, le critique est celui qui fournit aux salons où l’on cause les quelques idées dont les salons ont besoin pour causer». Au sein d’une société de consommateurs omnivores et boulimiques, il faut bien que quelqu’un se charge de la production du stock d’idées que l’on dégustera à loisir. Ce quelqu’un, pourquoi ne serait-il pas un critique mâtiné d’artiste ou, à l’inverse, un artiste plus doué que la moyenne pour les idées et préservé de la crampe des écrivains?

On s’en doute: Lévinas ne peut que regarder de travers une telle «conscience artiste». Comme le pressentait Merleau-Ponty, s’il en «respecte l’indifférence [il] ne consent pas à l’appeler générosité, et il y a du mépris dans ce respect». En moraliste sévère, l’auteur de La Réalité et son ombre s’est exprimé sans ambages sur le beau «triste» de l’art moderne; il n’a pas hésité à aggraver la condamnation platonicienne (le poète «s’exile lui-même de la cité»), ni à pasticher Hegel («l’art n’est pas la valeur suprême de la civilisation»). Et, couronnant le tout: «Il y a quelque chose de méchant et d’égoïste et de lâche dans la jouissance artistique. Il y a des époques où l’on peut en avoir honte, comme de festoyer en pleine peste.» Ne vivons-nous pas, par hasard, une de ces époques?

Pourtant, tout espoir n’est pas perdu. La «critique philosophique» à laquelle renvoie la dernière partie de La Réalité et son ombre , et qui se présente en fait comme une herméneutique (bien que Lévinas n’use pas de ce vocable), serait apte, nous dit-on, à «sauver» une statue, parce qu’elle saurait la délier de la «magie» (toujours païenne, ou diabolique; laissant filtrer un sacré inopportun) qui l’ensorcelle. Et «la faire parler», mais par le biais d’un discours qui, au lieu d’identifier les «lois» et les «causes qui relient les êtres entre eux», désenclaverait, désabriterait, dénuderait «l’œuvre d’être elle-même». Qui, par conséquent, prendrait le contre-pied rigoureux de la tautologie ou du «tautisme» (Lucien Sfez) caractéristiques de la vulgate critique, en se rattachant à l’allégorie propre à la zone d’ombre qu’introduit la simultanéité de l’être et de son reflet. La connaissance critique est affaire de vérité, de totalité, d’identité: elle réitère le Même. L’allégorie fait signe vers le mystère de l’Autre: pour en délimiter la «logique», il conviendrait de «faire intervenir la perspective de la relation avec autrui, sans laquelle l’être ne saurait être dit dans sa réalité, c’est-à-dire dans son temps». La défense et illustration de cette conception va prendre appui, en 1956, sur l’œuvre critique de Maurice Blanchot, dont Lévinas estime qu’elle répond en tout point à l’exigence d’altérité. Dans son article «Maurice Blanchot et le regard du poète», Lévinas prend Heidegger en flagrant délit d’oubli de l’Autre: le dogme du primat de la vérité de l’être le conduit à privilégier l’identité du lieu et l’enracinement païen dans un monde que l’art rend habitable; chez Blanchot, au contraire, le maître mot est la non-vérité : «Écrire, c’est briser le lien qui unit la parole à moi-même.» Chez Hölderlin et Rilke, Mallarmé et René Char, ou encore Kafka, «l’œuvre découvre, d’une découverte qui n’est pas vérité, une obscurité [...] absolument extérieure, sur laquelle aucun prise n’est possible. Comme dans un désert, on ne peut y trouver domicile. Du fond de l’existence sédentaire se lève un souvenir de nomade. [...] L’art, d’après Blanchot, loin d’éclairer le monde, laisse percevoir le sous-sol désolé, fermé à toute lumière, qui le sous-tend, et rend à notre séjour son essence d’exil et aux merveilles de notre architecture leur fonction de cabanes dans le désert. [...] Dans les cités maudites où l’habitation se dépouille de ses splendeurs architecturales, non seulement les dieux mais les cieux eux-mêmes sont absents. Mais dans le monosyllabisme de la faim, dans la misère où maisons et choses retournent à leur fonction matérielle, au sein d’une jouissance sans horizon, luit le visage de l’homme.»

Que l’esthétique soit inséparable d’une éthique, et que celle-ci prenne le pas sur l’ontologie, voilà qui situe la «critique philosophique» aux antipodes de la «connaissance critique» (c’est-à-dire de la critique avant-gardiste entée sur la modernité). Il est vrai que les temps ont changé, et que la «critique philosophique», au sens de Lévinas, mériterait de se voir décerner le label de la postmodernité, ne serait-ce qu’au point de vue de la chronologie. (Un commentateur récent de Lévinas, Jacques Cohen, a même suggéré de baptiser «a-critique» – avec un «a» privatif la critique de l’époque postmoderne, afin de marquer plus nettement la différence théorique que certains chevauchements ou décalages temporels étaient de nature à masquer.) Toujours est-il que l’esthétique de l’altérité, à mesure qu’elle se précise, s’infléchit dans le sens d’une révélation du temps ou de l’instant unique, en provenance d’un immémorial; et qui court le risque de se figer ou de se fixer, de s’immobiliser dans un «entre-temps» en configurant une idole; mais qui, dans certaines œuvres ou à certains moments au moins, jaillit et «parle», s’«adresse» à autrui.

Dans la présentation qu’il avait écrite pour La Réalité et son ombre , on s’en souvient, Merleau-Ponty avait fait état du défaut de «générosité», que Lévinas imputait à la «conscience artiste». En 1964, comme pour répondre à Merleau, le Lévinas de La Signification et le sens définit l’œuvre comme «un mouvement du Même vers l’Autre qui ne retourne jamais au Même»; et il ajoute qu’elle exige «une générosité radicale du mouvement qui dans le Même va vers l’Autre [ou], par conséquent, une ingratitude de l’Autre». Ce thème de la générosité irréversible, c’est-à-dire du non-retour, vaut en philosophie (nulle Ithaque n’attend le nomade) et en art. Le dernier ouvrage publié par Lévinas de son vivant, De l’oblitération , reprend à propos des sculptures de Sacha Sosno cette idée d’une «générosité [qui est] don à l’autre», «bienveillance qui interrompt l’effort inter-essé de persévérer dans l’être»; les «oblitération» de Sosno rappellent «les usures de l’être, les “reprises” dont il est couvert et les ratures, visibles ou cachées, dans son obstination à être, à paraître et à se montrer». Il s’agit, pour l’artiste, de faire éclater le désintéressement; ou, selon le lexique de Deleuze et Guattari, de multiplier les «cartographies nomades».

Encyclopédie Universelle. 2012.

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